Ces dernières semaines a eu lieu en Espagne un phénomène bien plus subtil et complexe qu’il n’y paraît. On peut en effet trouver dans les causes des mouvements d’indignation dits ‘‘du 15M’’, ainsi que dans les réponses et solutions possibles, un phénomène qui dépasse largement les frontières ibériques.
A l’habitude de l’Espagne les manifestations ont été bariolées, bon enfant et presque festives, et pourtant elles découlent du fait que toute une génération n’a plus le cœur à la fête. Le taux de chômage atteint à présent 41% chez les moins de 25 ans, qu’ils soient bardés de diplômes ou pas. Et le voilà le cœur du problème: le désenchantement, voire le désespoir. Nous sommes en pleine vague (mondiale) de pensée, d’une envie d’un autre mode de vie. Une grande partie de la société ne se reconnaît plus dans le système capitaliste tel que nous le connaissons. Le ‘‘travailler plus pour gagner plus’’ n’enchante plus la génération Y et perd de la vitesse face à ceux qui prônent la prospérité sans croissance de Tim Jackson, le post-capitalisme existentiel de Christian Arnsperger, l’allocation universelle de Philippe Van Parijs, la réforme éducative pour une société passionnée (de Ken Robinson), le travailler moins pour vivre mieux, l’harmonie avec l’environnement, le calme de la méditation… bref, une culture du bonheur. L’Espagne est le pays où ceci est devenu visible avant les autres parce que le plus touché par les travers du système actuel, mais des indices montrent partout ailleurs qu’un nouveau mode de vie est en train de naître (la révolution islandaise en est le meilleur exemple, mais nous voyons les vagues qu’ont suscité les quelques pages de Stéphane Hessel ou les mouvements spontanés initiés par des jeunes un peu partout grâce aux réseaux sociaux).
La raison de cette indignation réside dans le fait que le système capitaliste actuel a été mis en place lors de la révolution industrielle, époque où il suffisait de s’abaisser pour trouver les matières premières nécessaires à fabriquer un paquebot, et où seule la main d’œuvre manquait. Or aujourd’hui le contexte socio-économique est diamétralement opposé: d’une part les ressources se font rares, au point que nous n’arrivons plus à cacher les cicatrices que nous infligeons à notre planète ; et deuxièmement, le système n’a plus besoin de main d’œuvre. Pire : vu que l’objectif premier reste une croissance insatiable des bénéfices, c’est le système lui-même qui cherche à ne plus avoir besoin de main d’œuvre. Inévitablement cela créé des brèches sociales inimaginables: les bénéfices continuent à augmenter (et donc à profiter aux actionnaires) alors que le besoin en main d’œuvre continue à diminuer. Il en découle de moins en moins d’actionnaires de plus en plus riches, et de plus en plus de jeunes (et moins jeunes) au chômage.
Mais revenons-en à nos taureaux. La génération du 15M espagnole (et mondiale, j’insiste) est une génération charnière (je préfère ce terme à celui de ‘‘sacrifiée’’, beaucoup trop fataliste). Elle a hérité des vestiges éducatifs et systémiques de la révolution industrielle : les ‘‘être surdiplômé te permettra de gagner beaucoup d’argent’’, ou ‘‘vouloir travailler dur de tes mains te permettra de subvenir à tes besoins et à ceux de ta famille, à vie’’. Malheureusement on lui inflige aussi les méfaits de la nouvelle ère globalisée et automatisée : ‘‘tout compte fait être surdiplômé ne te servira pas à grand-chose car tout le monde est surdiplômé’’, et ‘‘vouloir travailler dur de tes mains ne te servira à pas grand-chose non plus, vu que des chinois le feront pour moins cher, ou qu’une machine le fera pour encore moins cher et sans droit de grève’’. Et là, forcément, c’est le clash.
Reste à voir comment s’y prendre pour faire évoluer les choses. Les mouvements du 15M espagnols, imités en Grèce (et en Belgique!) depuis, sont des bons débuts. Ils ont montré une image incroyablement positive d’une jeunesse qui n’est finalement ni blasée, ni fainéante, ni passive. Les images de la Puerta del Sol bondée, pacifique, opiniâtre, organisée en comités de discussion, a servi à secouer la classe politique, qui sait à présent qu’elle n’a pas carte blanche, que la jeunesse existe ailleurs que sur les murs de Facebook. Pourtant les faits sont là, comme j’osais le dire à un ami très actif dans le mouvement à Barcelone : ‘‘au mieux ce mouvement n’a eu aucun impact sur les élections régionales, au pire il a renforcé un des partis les plus conservateurs d’Europe, qui va à présent pouvoir gouverner en majorité absolue. Maintenant que vous connaissez votre réel potentiel, se contenter de manifester serait comme être à bord d’un bateau et se plaindre de son itinéraire depuis la soute à bagages. Il faut à présent s’approcher du gouvernail, il faut demander audience au capitaine’’. Ce qu’il m’a répondu n’est pas dénué de sens : ‘‘nous aimerions prendre le gouvernail de nos propres mains, mais les lois électorales telles qu’elles existent nous les coupent. Nous voulons avant tout lutter pour le droit d’avoir des mains. C’est pourquoi les nombreuses revendications d’avant les élections [qui couvraient des thèmes aussi variés que la séparation église-état, la mobilité et l’écologie] se concentrent à présent uniquement [en quatre points] sur les réformes du système électoral’’.
Le problème et la solution sont donc doubles. D’une part, maintenant que la rue a prouvé son existence, trouvé sa place et confirmé son potentiel, elle va devoir aller au-delà des marches folkloriques et des slogans ingénieux. Mais surtout, le système capitaliste (et éducatif) n’est pas le seul qui va devoir évoluer. Le système électoral devra le précéder. Il va falloir pouvoir intégrer cette soif de transition au système électoral et donner à ces millions de personnes le droit d’exister en tant que citoyens (sous peine d’en augmenter la frustration). Il va falloir leur permettre d’avoir des mains pour qu’éventuellement, un jour, ils puissent prendre le gouvernail.
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